Il respire à peine, Icare. Il n'a pas le temps de prendre le temps de souffler. Entre les concerts, les répétitions, les streams et les soirées. Il n'a pas le temps de réfléchir à sa vie, il suit le cours de celle-ci sans un regard en arrière. Il ne se projette pas, sur rien. Il vit l'instant. Il parle, beaucoup, sourit, énormément. Il croque la vie à pleines dents. Passé trente ans, mais ça se voit à peine sur son visage aux traits parfois trop juvéniles et sur son énergie débordante. Il ne perd pas de sa superbe avec le temps, et ce n'est pas pour rien qu'il représente souvent le groupe dont il fait partie depuis le lycée, renommé LeaderSheep depuis presque six ans maintenant. Il joue de la basse, il chante, il rit, il danse, il crie, il hurle, il rage, il jette les amplis, il fume, il boit. Il est trop sûr de lui, il est bon orateur, il fait illusion, il enterre ses péchés et ses travers. Il est l'image qu'il projette, superficiel et amoureux de ses fans. Il n'arrête jamais... jusqu'à ce qu'il claque, craque, griffe, déchire et hurle, les soirs de pleine lune. Plus ravageur et ravagé que jamais.

Enfance normale, chaleureuse et presque trop aimante par le seul repère familial qu’il lui restait. Mère morte en couche. Après tout, qui donne naissance à un petit loup ? C’était une nouvelle que son père n’arrivait pas à prendre à la légère, mais n’a jamais tenue rigueur à son gamin. Il a évité d’être le mal-aimé, mais ça ne l'a pas empêché de se faire rejeter. La meute, c’était sa famille. Une famille dysfonctionnelle et chaotique, mais une famille. Son environnement, pas protégé et maltraité, de par ses origines controversées. Viré devant les yeux de son père la majorité passée et entassée depuis un moment. Sans explications, mais avec un sourire vicelard qui lui fit comprendre qu’il n’était plus le bienvenu sur les terres des Stoney. Depuis, il ne s'arrête plus d'être « occupé ».

Depuis qu'il est entré à l'école, son échappatoire était une bande d’amis. Amis musiciens, comme lui. Un groupe monté, et voilà qu’il pouvait respirer et se sentir lui-même. Le temps de quelques heures. C’était un amusement pour eux, une passion, mais lui, il voulait et voyait plus loin que ce lycée et, plus tard, les murs de l’université. Pour la première fois, Icare voyait un avenir où il monterait sur scène. Ou ils monteraient tous, sur scène.

Le regret porte un prénom. Cal. Celui qui marque, celui qui reste, celui qui trahit. Il quitte le groupe. La honte, le dégoût, le déni, le manque de temps, la tristesse ; mais pour Icare, c'est la déception et la colère qui le rongent un peu plus, jusqu'à oublier. Jusqu'à seulement se rappeler des bons souvenirs. Jusqu'à sourire devant la caméra quand il est interviewé. Jusqu'à faire le nostalgique quand on lui pose la question du lycée. Jusqu'à fixer l'objectif et espérer que la « dédicace » trouve son chemin, sans dire son nom. Respectant sa volonté d’anonymat, sans jamais avoir compris pourquoi.

Maintenant, son quotidien n’est que paillettes et strass. Sous les caméras, sur les scènes, dans les festivals. À côté de cela, il fait ses courses dans une chaîne de magasins bas prix et réputé, il passe ses dimanches à streamer avec sa gratte, chips et coca sur le bureau. Ses matinées à courir dans l’espoir de ne pas voir son agent débarqué parce qu’il ne prendrait plus soin de lui. Depuis six ans, depuis que les choses ont commencé à marcher, il n’arrête plus. Il n’arrête plus de courir, de s’occuper. Jamais il ne prend de vacances. Jamais il ne souffle. Il s’endort épuisé, il s’endort fatigué. Il se lève pour recommencer. Les soirs de pleine lune sont les plus durs. C'est là que son lui intérieur ressort le plus et qu'il s'exprime. Il est le plus dangereux, car solitaire et sans meute. C'est ce qui le ronge le plus, la solitude ; mais l'avouer ? Hors de question. Il n'a pas le temps d'y penser, n'est-ce pas... Tellement de choses à faire...

Parce qu’Icare, s’il s’arrête, il a l’impression que tout s’arrête, y comprit son existence. Alors, il profite. De son succès montant, de ses soirées, de sa vie à cent à l’heure. « Quand je serais vieux », qu’il répond quand on lui demande quand il prendra une pause. Par chance pour lui, les autres membres du groupe suivent le rythme ; mais pour combien de temps ?  Il redoute le moment où tout s'arrêtera et il sera forcé de réaliser, enfin : il n'a plus de meute, personne sur qui compter réellement, et ça le ronge.