Sous le soleil timide du printemps, le quartier de Spitafields regorgeait d’activités. Les gens se mouvaient avec entrain dans les rues, les bras chargés d’instruments ou de toiles en tout genre. Quelques expositions se préparaient, et les camions déposant œuvres comme meubles s’entassaient sur les bordures de trottoirs. Plusieurs bars et restaurants du coin recevaient leurs fournitures, ajoutant plus encore de chaos sur les routes. Parfois, un conducteur empressé pressait son klaxon, espérant vainement que sa marque d’agacement ferait disparaître les imposants véhicules. Les travailleurs acharnés l’ignoraient ou lui répondaient d’un regard noir pour certains, désolé pour les autres. Le quartier était connu pour son animation plus ou moins constante, et tout bon londonien savait que les camions se voulaient légion dans les parages, mais un tel savoir n’empêchait pas les plus chevronné de se plaindre jour après jour.

Au milieu de cette joyeuse cohue, Beau Fairbanks se déplaçait avec la rapidité et l’agilité d’un chat. L’Inspectrice du BUR esquivait avec un semblant d’élégance les passants ainsi que les employés des boites avoisinantes. Le pas comme l’esprit vif, elle se rendait chez un jeune homme de sa connaissance, l’espoir au cœur.

Kay Amos, porte clef de la Meute de Stoney, était victime dans la toute première affaire dont elle fut chargée en tant qu’Inspectrice. Son agresseur courait toujours, le BUR ayant été incapable de retrouver sa trace quelques années auparavant, mais Beau pensait enfin tenir une piste solide.

Sur un coup de tête, elle avait quitté son bureau pour se rendre au domicile du jeune homme, préférant s’imposer chez lui que de le condamner au bordel de son bureau ; pas que Beau se souciait de l’avis des autres quant à sa manière de ranger ce dernier, en vérité. Pour être honnête, la trentenaire songeait qu’il serait plus confortable pour Kay Amos d’évoquer ses souvenirs et ce tragique incident sur un terrain qu’il connaissait.

Ainsi se retrouvait-elle là, au milieu de cette belle agitation printanière, les dossiers débordant de sa sacoche.

Il ne lui fallut qu’une petite poignée de minutes pour rejoindre l’immeuble dans lequel séjournait le jeune homme. Après s’être assurée, d’un rapide coup d’œil sur les gribouillages de ses papiers, qu’elle était à la bonne adresse, Beau se rua dans les escaliers. Elle enjamba les marches, se précipita sur le bon palier et toqua à la porte d’entrée d’Amos. Beau espérait qu’il était chez lui à cette bonne heure matinale, sans quoi il lui faudrait attendre son retour un bon moment.

Elle haussa les épaules avant d’aviser le contenu de sa sacoche. En cas d’absence du jeune homme, Beau s’assirait sur le palier et étudierait à nouveau cette affaire ainsi que les autres sur lesquelles elle travaillait ; ce n’était pas les occupations qui manquaient.

Beau attendit un temps devant la porte d’entrée, l’air intriguée par les bordures de cette dernière, la peinture vieillissante du couloir et tant d’autres menus détails dont elle se moquait en temps normal. L’inspectrice savait observer une scène de crime, en tirer quelque analyse et établir les plus logiques des possibilités, mais en dehors du cadre de son travail, elle ne regardait les alentours que par ennui. Et, tant que le jeune Kay Amos ne lui permettrait pas de pénétrer son domaine, elle risquait fort d’examiner l’étage au peigne fin.

Par chance, un distinctif bruit de clés tournant dans une serrure chassa bien vite la déconvenue de Beau.

Un immense sourire étira ses lèvres tandis que Kay se révélait dans l’embrassure de la porte. Le jeune homme semblait encore endormi, sans doute tiré de son sommeil réparateur par les élans impulsifs de l’inspectrice. Loin de s’excuser, cette dernière esquissa tout de même une moue désolée pour la forme ; se faire expulser aussi séant ne lui apporterait rien de bon après tout.

— Désolée de vous tirer du lit de si bon matin !

La trentenaire ne s’offusqua pas d’être tutoyée, trop impatiente d’évoquer ses nouvelles trouvailles avec Kay. De toute manière, elle n’avait jamais été la plus à cheval sur l’étiquette ; contrairement à Alijah, par exemple.

Elle s’engouffra dans l’appartement avec un enthousiasme certain, jetant quelques coups d’œil rapides à la décoration du jeune homme. Beau découvrait avec une pointe d’intérêt l’environnement de Kay, même s’il lui paraissait bien simple et commun. Par chance, la vague de déception qu’elle ressenti céda bien vite sa place à une autre, plus impatiente et curieuse.

— Votre enquête.

Beau s’empressa de fouiller dans sa sacoche pour tirer quelques feuillets légèrement chiffonnés par le voyage.

— J’ai peut-être de nouvelles pistes à exploiter mais j’ai besoin de vous ainsi que de votre mémoire pour confirmer ou infirmer mes théories.

Son regard chocolat passa de Kay à son canapé alors qu’elle enserrait ses dossiers contre sa poitrine.

— Puis-je m’installer ?

Par chance, ou simplement par curiosité quant à son propre passé, Kay ne la congédia pas en dépit de sa visite imprévue. La trentenaire s’en soulageait, lâchant un soupir ravi tandis qu’elle s’installait sur le canapé sans grande grâce. Un instant, son esprit s’était convaincu que le jeune Amos la virerait de chez lui sans plus de discussion ; une réaction compréhensible étant donné le traumatisme physique et sans doute psychologique qu’il conservait de son agression nocturne. Parfois les anciennes victimes reconstruisaient leur vie et refusaient d’entendre à nouveau le moindre mot sur les vieux dossiers et cicatrices infligées par la vie.

Beau comprenait le sentiment, elle-même l’avait entretenue un temps après sa prise d’otage. En dépit du caractère brumeux de ses souvenirs, elle se rappelait encore des crises de colère mais également des stupides excuses vociférées afin d’éviter toute question sur ce sombre évènement. Nombres d’inspecteurs de l’époque s’étaient cassé les dents sur cette affaire à cause de son attitude.

Kay aurait donc pu la congédier, et même si l’inspectrice se serait permise de contester sa décision un court instant elle aurait fatalement fini par abdiquer.

— Hm… Un café, si vous avez, je vous remercie.

Heureusement pour son enquête, le jeune porte clefs paraissait plus fort qu’elle à l’époque.

Beau l’invita à rejoindre ses côtés, tandis qu’elle tirait quelques dossiers de sa sacoche. L’ensemble ne donnait pas une impression de rangement efficace, ni même organisé, pour autant la trentenaire s’y retrouvait sans peine aucune.

— Reprenons depuis le début, si vous le voulez bien, vous êtes arrivé à Londres en 2021… Je crois me souvenir que vous disiez rechercher votre sœur à l’époque non ?

Voyageant d’une feuille à l’autre avec la fluidité d’une rivière s’écoulant dans son lit, elle relisait les pages noircies de dépositions et autres témoignages.

— C’est lors d’une de vos sessions que vous avez été agressé, puis sauvé par l’Alpha de la meute de Stoney. Jusque-là je ne vous apprends rien, n’est-ce-pas ?

Extirpant son regard aux feuilles jaunies par quelque exposition au soleil, Beau avisa le jeune homme à ses côtés avec intérêt.

— Vous souvenez vous de votre rencontre avec l’Alpha de la meute ? De sa façon de vous aborder ?

Beaucoup trop de zones d’ombres subsistaient autour de cette lointaine affaire. Pour certains membres du BUR, elle ne serait jamais résolue pour manque d’indices comme de témoins fiables. Et Beau comprenait le sentiment que ses collègues partageaient, pour autant elle ne comptait pas abandonner de sitôt. Cette enquête, aussi difficile fusse-t-elle, demeurait la toute première de sa carrière d’inspectrice et elle refusait catégoriquement de la laisser en suspens.

Ça prendra le temps que ça prendra, mais je la résoudrai.

Loin de s’offusquer des réactions lasses de Kay Amos, la trentenaire tentait plutôt de rafraichir sa propre mémoire au sujet de l’enquête. Les notes aidaient, bien sûr, mais rien ne valait la parole ainsi que les souvenirs du jeune homme ; souvenirs qu’ils n’avaient malheureusement pas nombreux.

— Votre sœur… Je ne me souviens pas que vous ayez expliqué grand-chose à ce sujet.

Elle releva le nez de ses feuilles pour aviser avec curiosité le visage de son hôte.

— Pourquoi ?

À l’époque, Beau ne s’était guère trop intéressée à la question, préférant concentrer son temps précieux ainsi que ses recherches sur le potentiel agresseur surnaturel de Kay. À présent, elle prenait conscience de son erreur. Alijah l’avait pourtant prévenu, ou tout du moins s’en convainquait-elle maintenant, mais trop enthousiaste à l’idée de débusquer un être unique et surpuissant la jeune inspectrice s’était vautrée dans de terribles travers.

Son attention replongea sur les dossiers qu’elle éparpillait sur la table basse. Ses yeux voyageaient d’une page à l’autre, à la recherche de quelque information qui aurait pu lui échapper à l’époque.

— Hm… Je ne suis pas certaine d’avoir trouvé quelque chose, je suis seulement intriguée par plusieurs points de cette histoire.

À nouveau son regard retomba sur Kay Amos, plongeant dans ses billes sombres avec l’espoir d’y trouver les réponses à ses questions.

— Cette Alpha… Comment se comporte-t-elle avec vous depuis l’incident ? N’y-a-t-il rien dans son attitude à l’époque comme aujourd’hui qui puisse sembler étrange ?

Avec le recul, Beau se demandait pourquoi personne n’avait interrogé cette Alpha plus en profondeur. Une erreur, là encore…

— Je sais que la société des loups-garous à ses propres codes, des codes parfois difficile à appréhender pour les simples diurnes comme moi, mais je pense être maintenant suffisamment renseignée sur la chose pour faire la différence entre un comportement véritablement suspect et une simple différence de culture.

Elle tentait de rassurer Kay pour qu’il n’eût pas la sensation que l’inspectrice cherchait absolument à rendre l’Alpha de la meute responsable de tous ses malheurs. Beau recherchait la vérité, pas la facilité.

Des information évasives offertes par Kay donnaient un goût amer à Beau. Après quelques années de recherches infructueuses, elle prenait conscience de ses premières erreurs d’enquêtrice et regrettait de n’avoir pas été plus attentive et précise au début de sa carrière. Cette affaire ne serait pas restée au même point sans sa naïveté, et peut-être que l’agresseur se trouverait déjà derrière les barreaux sans sa bêtise.

Silencieuse, l’inspectrice écoutait les confidences du jeune homme avec la grimace aux lèvres. Par la force de l’habitude, elle tâchait de ne pas lui imposer sa frustration pour autant elle bouillonnait au plus profond de son ventre.

Alijah n’avait pas complètement tort, je n’étais pas prête à l’époque. Un aveu d’échec qui ne remettait pas en doute ses compétences actuelles, mais qui demeurait difficile à encaisser.

— Peut-être, commença Beau d’une voix calme et basse. Peut-être que vous ne trouviez pas de lien entre ces deux évènements, Kay, mais il n’en reste pas moins qu’une personne a profité de la disparition de votre sœur pour vous piéger.

Le regard chocolat de la trentenaire se posa à nouveau sur le porte clef de la meute de Stoney. Ce dernier ne voyait, ou ne voulait, pas les engrenages qui permettaient à la machine de ces histoires de fonctionner.

— Ce contact… Vous le connaissiez ? Vous l’avez déjà vu ? Comment vous a-t-il contacté ?

Beau abandonna un temps ses feuilles, ses dossiers ainsi que ses stylos dont elle se servait pour annoter toutes les pages d’informations complémentaires, afin de se concentrer sur Kay. Les questions qu’il subissait amenaient le doute dans son esprit et son cœur, l’inspectrice n’avait pas besoin de mot pour le comprendre. Il suffisait de regarder le jeune homme avec un peu d’attention, juste assez pour voir ses yeux se teindre d’une lueur toute particulière ; celle qui redoutait la trahison d’une personne aimée et respectée.

Après un instant de simple observation, Beau plaça une main contre celle de Kay Amos, à la fois pour l’apaiser mais aussi pour lui témoigner son soutien.

— Ce n’est pas très juste de ma part de débarquer et de planter le doute dans votre esprit. Ne vous tourmentez pas, tout ce que je vous dis là tiens davantage de la théorie que du fait.

Beau écarta sa main pour ne pas outrepasser son rôle.

— Votre Alpha est peut-être innocente, mais c’est mon travail de vérifier toutes les options… Même si je m’y prends tardivement.

Elle lui accorda un sourire désolé, avant d’hausser vaguement les épaules à son interrogation intriguée.

— Personne n’a vraiment interrogé celle qui est devenue votre Alpha à l’époque, et c’est pour l’heure l’une des personnes qui avait le plus à gagner en vous attaquant. En particulier si elle est responsable de la disparition de votre sœur ou, tout du moins, de sa capture.

L’inspectrice espérait que Kay ne se précipiterait pas auprès de l’Alpha pour lui faire part de ses doutes.

— Personne non plus ne s’est trop intéressé à votre sœur, mais en remontant sur sa piste nous avons une chance de retrouver votre agresseur ; et peut-être de la retrouver elle aussi. Les coïncidences existent bien sûr, toutefois elles sont rares et j’en trouve bien en relisant votre dossier.

Malheureusement pour Beau, le jeune homme ne lui apportait guère de réponses en cette matinée ensoleillée. Ses souvenirs demeuraient aussi flous qu’à l’époque, inexistants pour la plupart, et les possibles fautifs s’étaient envolés, disparaissant comme une poussière emportée par le vent. La trentenaire ne savait pas même si elle serait en mesure de retrouver une trace du contact de Kay, ses compétences en informatique étant fort peu développées.

Son bureau disposait d’un ordinateur, mais elle ne s’en servait qu’à de rares occasions, préférant le contact du papier et du stylo. Par ailleurs, sa maladresse ou plutôt son inattention lui avait fait perdre plusieurs pc portables, au grand dam d’abord de ses parents puis d’Alijah.

L’inspectrice retint un soupir tandis qu’elle s’imaginait faire les yeux doux à ses collègues plus compétents en informatique. Il fallait absolument qu’elle s’en chargeât à son retour, sans quoi elle laisserait l’affaire trainer.

— Est-ce que vous vous souvenez de son… Hm… Identifiant ? Peut-être que nous pourrions trouver une trace, même infime, de lui sur le net.

Les chances étaient quasiment nulles pour ainsi dire, toutefois Beau ne désespérait pas de dénicher parmi ses collègues la perle rare. Le genre de perle capable de retrouver le passage d’un individu quelconque sur un site tout aussi quelconque des années auparavant.

Et si, par malheur, tel n’était pas le cas, la trentenaire se résignerait à emprunter une autre piste tout aussi sinueuse et incertaine.

— Je sais que ça risque d’être compliqué d’agir en sa compagnie avec ces doutes à l’esprit, mais je vous demanderais de ne pas lui en parler. J’irais la voir d’ici peu, en attendant il vaut mieux qu’elle ne soit au courant de rien.

Beau pourrait sans doute étoffer son dossier, retrouver les infirmières et médecins ayant pris en charge Kay Amos et les interroger au sujet de l’Alpha de Stoney. D’ici là ses soupçons se seraient sans doute confirmés ou infirmés et les questions que Beau poserait s’avéreraient plus pertinentes.

Pour l’heure cependant il fallait tenter d’arracher quelques informations supplémentaires à Kay afin de mener à bien les recherches restantes.

— Je ne compte pas mener une trop grosse enquête, à l’époque ça ne nous a pas vraiment aidé de toute façon. Seulement moi et deux ou trois inspecteurs en qui j’ai confiance.

Elle plongea à nouveau son regard dans celui du jeune homme.

— Je ne peux pas affirmer que mes recherches lieront ces deux affaires, mais c’est une possibilité que je ne peux pas, que je ne veux pas, écarter.

Sa sincérité parviendrait peut-être à convaincre Kay de lui offrir plus de détails sur la disparition de sa sœur.

— Eh bien… Je vais avancer quand même de mon côté, je suis loin d’avoir épuisée toutes mes options !

Elle recouvra un semblant de sourire et d’optimisme.

— Je ne vais pas abandonner maintenant, c’est tout simplement hors de question.