We're sure to drown
Whitechapel ◈ Printemps 2024 ◈ Ft. Ivan Vassili
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Rester sur cette chaise inconfortable pour siffler son énième verre au goût insipide, aussi par pure envie de rester assis - envie ? nécessité face à l’incertitude de ses appuis ? - ; ou bien se lever et gagner la rue pour fumer la clope qui le démange. Jason ne parvient pas à trancher. Les deux options dansent au cœur de son esprit, toutes deux tentantes, mais ses pensées s’embrouillent et n’aboutissent à rien.
Au fond, c’est pas d’un verre ou d’une clope dont il a besoin. Les deux ne sont pas assez forts pour étouffer pour de bon le capharnaüm qui a élu domicile dans sa tête. L’envie court sous sa peau, lui rappelle qu’à Whitechapel, trouver des fournisseurs n’est jamais bien difficile. Les squats ne manquent pas non plus, à condition de savoir où chercher. En peu de temps, Jason peut récupérer sa consommation de la nuit et disparaître dans les recoins d’un squat à l’abri des regards. Son quotidien depuis peu, trop honteux pour affronter le regard de Gil d’avoir ainsi rechuté - quand bien même son colocataire ne sache rien de ses vieux démons, même s’il le suit comme son médecin. A dire vrai, c’est plutôt la fuite qui le pousse à rester dehors, à dormir dans des lieux miteux et dangereux. La honte, Jason l’encaisse sans soucis ; il l’a fait pendant des années face aux piques assassines de celle qui prétend être sa mère alors qu’il était gamin. Mais les questions ? Les regards soucieux ? Il n’a pas fui Riley et les États-Unis pour subir le même traitement dans les rues londoniennes.
Un soupir lui échappe. Quelle soirée de merde.
Peut-être qu’il devrait reprendre ses recherches. S’occuper l’esprit comme les mains. Renouer avec qui il est vraiment, se rendre sur le terrain, comme lorsqu’il a fouillé cette usine en février. Bien sûr, et fais-toi tuer parce que t’as pas les neurones alignés. Les réflexes parlent peut-être, le poussent à assurer sa sécurité, mais sur le terrain ? La moindre erreur peut lui être fatale. Même la plus insignifiante, celle qu’il est si facile de négliger. Un long frisson remonte le long de son échine. Ses mains se crispent contre le comptoir.
Il ne peut pas avoir pire idée que celle-ci.
Une voix l’arrache à ses peurs qui bouillonnent, et Jason papillonne un instant, tente de remettre un nom sur ce visage familier. Il l’a déjà croisé plusieurs fois en soirée, une tête sympathique avec qui discuter s’avère agréable, de quoi passer un bon moment. Pas vraiment la personne qu’il souhaite croiser en ces circonstances, cela dit - mais en même temps, il n’a guère envie de croiser qui que ce soit.
— Yo. Un bref geste de la main en guise de salut, le minimum syndical en matière de politesse. La question sur sa consommation d’alcool lui rappelle d’ailleurs l’existence du verre qu’il a payé et qui se réchauffe sur le comptoir. Il le siffle d’une traite. Pas assez.
Pas assez pour étouffer pour de bon toutes ces pensées qui gangrènent son esprit.
Jason avise malgré tout la proposition d’aller fumer, jette un coup d’œil vers son paquet de clopes qui attend, puis vers la porte. Se lever, donc. Fumer ne suffira pas, mais ce sera déjà une première étape pour apaiser l’envie qui le démange. De toute façon, la bière ne lui suffit guère. Il aurait dû commander un alcool plus fort, comme du whisky. Celui qu’a sorti Gil l’autre jour était particulièrement bon.
Alors il se redresse, lève ses fesses du tabouret. Il chancelle un bref instant, a un geste de recul, mais stabilise ses appuis rapidement. Jason ne ment pas lorsqu’il affirme ne pas avoir assez bu, en dépit des regards dubitatifs du barman. Le mal de crâne assassine peut-être sa tête, mais il a connu pire. Un obus qui explose à quelques mètres de sa position lui a collé une gueule de bois bien pire - et une surdité qui l’a handicapé pendant plusieurs semaines. S’il avait bu la même quantité de whisky, Jason ne se montrerait pas aussi confiant envers ses propres capacités, mais de la bière ? Il connaît ses limites, et elles sont loin d’être dépassées.
Il aurait dû commander ces verres de whisky, au lieu de la bière.
Il avise Ivan, son injonction à boire un verre d’eau, puis ledit verre. Ses yeux croisent aussi la carte des prix affichée derrière le comptoir. Le prix d’un whisky le frappe à nouveau. Voilà pourquoi il n’en a pris. Il avait de quoi payer deux verres, mais pas davantage - et pas de quoi lui faire tout oublier. Là, au moins, il lui rester de quoi récupérer de quoi terminer la nuit s’il déniche la bonne personne.
Sans discutailler, il boit le verre d’eau, puis il récupère ses affaires. Il s’assure de ne rien avoir oublié, fait mine de tâter ses poches pour vérifier la présence de ses clefs alors qu’il cherche celle de ses armes. Une fois satisfait, il abandonne le bar pour rejoindre l’extérieur. L’air frais lui fait aussitôt regretter de n’avoir rien d’autre sur le dos que sa veste habituelle.
Jason allume sa cigarette, range le briquet dans sa poche. Il tire sa première taffe, longue ; de quoi satisfaire l’envie qui le ronge depuis de trop longues minutes.
— J’pensais pas t’croiser ce soir. Un regard vers les alentours. Pas un chat. La musique du bar traverse les portes closes. J’t’ai jamais croisé ici.
Pour sûr, c’est la première fois que Jason met les pieds dans ce bar.
(c) chandelles