C’était le cœur léger que Leslie quittait son service au fast-food où il travaillait. La nuit était peut-être bien avancée, et il comptait encore s’atteler à une session de révision en rentrant chez lui en dépit de la fatigue, mais au moins, il n’avait pas croisé le moindre client bizarre. Un enfant avait bien fait tout un cirque pour avoir des potatoes, et non des frites comme ses parents le lui avaient commandé, mais dans l’ensemble, la soirée avait été égayée par des personnes courtoises, voire aimables. De quoi relativiser sur l’heure à laquelle il débauchait, ou encore sur les quelques clients vraiment étranges et malaisants qu’il croisait parfois. Leslie se souvenait encore de ce vampire qui n’avait rien commandé et qui, en plus, l’avait pris pour sa nouvelle muse. Il avait maudit ce shifumi qu’il avait perdu face à sa collègue.

Toutefois, avant de rentrer chez lui, il devait traverser une bonne partie de Londres en pleine nuit ; et bien sûr, aucune ligne directe de métro ne le ramenait au pied de son immeuble. Le trajet avec ses différentes correspondances n’était pas bien compliqué quand on le connaissait, juste un peu long, mais Leslie redoutait toujours un peu les mauvaises rencontres. Il avait d’ailleurs rallongé son itinéraire initial à force d’usage, notamment pour éviter des secteurs particulièrement sensibles au cœur de la nuit et qu’il valait donc mieux éviter. Déjà qu’il n’habitait pas dans le meilleur quartier de la capitale, Leslie préférait limiter les risques du mieux qu’il pouvait.

Le premier métro qu’il prit le déposa à la Cité de Londres, puis Leslie regagna la surface pour rejoindre une autre station de métro à quelques minutes de marche. Il aurait pu prendre une rame différente pour rejoindre sa correspondance, mais avec l’expérience, il s’était rendu compte que la marche s’avérait bien plus rapide - il évitait ainsi les temps d’attente et les détours de la ligne pour rejoindre sa destination.

Mais peut-être qu’il aurait dû. Peut-être qu’il s’inquiétait pour rien, qu’il psychotait ou quelque chose du genre, mais Leslie n’aimait jamais vraiment croiser quelqu’un d’autre au milieu de la nuit, en particulier dans un coin désert. Il tentait de se rassurer avec la lumière des éclairages de la ville, mais il hésitait à faire demi-tour, ou au moins à changer de rue. Il n’avait jamais été une personne bien courageuse, en particulier depuis qu’il avait été agressé sur le chemin du retour à Whitechapel.

L’inconnu titubait dans la rue, paraissait mal en point. Leslie s’arrêta à quelques mètres de lui, hésitant. Il jeta un coup d’œil à l’heure ; il avait encore du temps avant sa correspondance pour rejoindre son studio. Ses yeux revinrent sur l’inconnu. Son apparence ne lui disait rien qui vaille, mais il n’était pas bénévole dans une association caritative pour des prunes. Son engagement ne se limitait pas non plus à ses heures de bénévolat. S’il appelait l’équipe de garde, d’autres bénévoles viendraient prendre en charge l’inconnu pour lui offrir un gîte pour la nuit, au lieu de rester dehors dans le froid.

— Monsieur ? Tout va bien ?

D’abord prendre les informations de base, ensuite appeler l’association, puis rejoindre la station de métro. Rien de bien sorcier, malgré la crainte qui lui serrait le ventre.

Quelque chose clochait.

Leslie n’aurait su dire quoi. Ce sentiment ne le lâchait pas, peut-être à cause de cette impression de déjà-vu ? Ou peut-être qu’il psychotait, ce qui ne serait pas étonnant - il n’avait jamais aimé croiser quelqu’un d’autre au cœur de la nuit. A chaque fois, il imaginait les pires scénarios, laissait la peur s’exprimer et étouffer la raison. Mais n’était-ce pas non plus de la prudence de sa part ? A s’inquiéter de la sorte, il restait sur ses gardes, agissait bien avant que le danger survienne puisqu’il évitait toute situation dangereuse.

A l’exception de cette nuit, où il avait décidé d’offrir son aide à cet inconnu chancelant. Où il avait décidé de ne pas écouter sa méfiance apeurée.

Leslie n’eut pas le temps de comprendre la merde noire dans laquelle il s’était enlisé malgré lui que le vampire se jeta sur lui. Un pas de recul ; ce fut tout ce qu’il réussit à faire face à l’horreur qui lui empoignait le cœur. Fuir, se défendre ? Ces possibilités ne lui effleurèrent même pas l’esprit, piégé dans la terreur de subir l’assaut d’un vampire affamé, prisonnier des mains qui agrippèrent ses épaules avec force. Demander de l’aide, à cette femme qui s’était approchée, soucieuse elle aussi de cet individu titubant ?  Les mots restèrent coincés dans sa gorge, écrasés par la peur.

Son dos heurta les pavés avec force, mais cette chute ne détourna pas le vampire de son objectif. Sa bouche dévoilait des crocs maculés prêts à mordre, l’haleine fétide chargée de sang… Je vais mourir.

Dans un soubresaut de survie, Leslie se débattit, mais il n’avait pas le physique d’un athlète. Il travaillait peut-être son endurance, à courir entre la faculté et le fast-food, entre les tables pendant son service, ou après le métro pour ne pas le rater, mais il n’avait pas plus de force qu’une crevette. Face à un vampire affamé, quelles chances avait-il ? Se débattre ne servait à rien ; il n’arriverait pas à le repousser. Ses yeux s’humidifièrent face à son impuissance. Il aurait dû avancer sans s’arrêter, ou changer de rue ; il aurait dû écouter sa peur, au lieu de vouloir jouer les bons samaritains.

Ses maigres efforts pour se débattre ne servirent à rien - sans surprise. Leslie ne pouvait rien faire contre la poigne d’un vampire, encore moins la poigne ferme d’un vampire affamé. Son cœur tambourinait contre sa poitrine. Son impuissance le terrifiait. Il n’avait jamais rien pu faire ; comme cette nuit-là, à Whitechapel, où il avait cru mourir. Il n’avait pas retenu la leçon. Il persistait à s’aventurer tard la nuit, au lieu de déménager dans des quartiers plus sûrs, au lieu de changer de travail pour sa sécurité, afin de ne plus être dehors au cœur de la nuit. Les solutions existaient, mais il ne les mettait pas en place, refusant toujours de contacter ses grands-parents pour obtenir leur aide financière. Leslie ne voulait pas les décevoir, pas après toutes ces années. Et puis, ce n’était plus que l’affaire de quelques mois ! Encore quelques mois, et il décrocherait son master ; il pourrait alors travailler à temps plein, disposer d’une situation plus stable, rendre fiers ses grands-parents.

Mais il pouvait s’en passer des choses, en quelques mois.

Les regrets l’assaillaient. Pourquoi avait-il voulu jouer les bons samaritains ? Pourquoi n’avait-il pas écouté sa peur, au lieu de penser encore une fois aux autres avant tout ? Les yeux humides, écarquillés, Leslie assistait à toute son impuissance face au déviant, et un cri de douleur lui échappa lorsque les crocs se plantèrent dans sa gorge. Ses muscles se crispèrent, voulurent se débattre à nouveau pour se libérer de cette étreinte forcée, mais le corps de Leslie n’était plus qu’un pantin désarticulé. Le froid l’engourdissait, l’empêchait de bouger, sans parler du poids qui le maintenait au sol. Prisonnier des crocs, le décor tanguait tout autour de lui, des sons déformés parvenaient à ses oreilles sans qu’il ne les comprenne. Le mal de tête lui vrillait les tympans, et garder les yeux ouverts lui demandaient de lourds efforts - pourquoi les gardait-il ouverts, en fait ?

Puis le vide. Les crocs, la seule chose qui l’ancraient encore dans le réel, disparurent. Leslie papillonna sans parvenir à mieux discerner ce qui l’entourait. Tout était flou. La mémoire lui faisait défaut, comme bloquée par le froid qui l’empêchait de bouger. Pourquoi était-ce si difficile ? Pourquoi ne pas fermer les yeux, au fond ? Fuir la douleur, fuir cet endroit lugubre qui l’avait condamné. De toute façon, il n’avait pas la force d’insister ; ses paupières se fermaient d’elles-mêmes tandis que son environnement lui échappait encore. Il ne pensait qu’au froid, qu’à douleur, et qu’à cette terreur qui lui serrait le cœur.