Il m’agace. Il m’exaspère. Il me fatigue. Bref, il m’énerve. Alors que je fais les cent pas dans le couloir de l’hôpital depuis près de 2 heures, je me remémore tous les moments où il n’en a fait qu’à sa tête. TOUS. Et il y en a beaucoup. VRAIMENT beaucoup. Et cette fois-ci, c’est le pompon. Peut-être que le fait d’avoir dû nous rendre aux urgences un jour de travail va lui faire prendre conscience qu’il n’a plus 20 ans. Mais il a beau avoir 76 ans passés, il est aussi borné qu’un enfant. Têtu comme un bourriqué, mon grand-père. Et fier de ça, en plus ! Ça doit être dû à son sang anglais, ça ne peut venir que de ça. Maman aussi, elle était fière comme un coq.
Au bout d’un moment, je sens des regards désapprobateurs dans mon dos. Des infirmières me fixent, visiblement mécontentes de mes allées et venues dans le couloir. Avant qu’elles n'aient une occasion de me réprimander face à mon âne de grand-père, je m’assois sur une chaise inconfortable à côté de lui. Les bras croisés, le pied tapant nerveusement le sol, je parcours mon environnement des yeux. La blancheur éclatante des lieux me met mal-à-l’aise. La multitude de panneaux explicatifs m’oppresse sous les informations. Le défilé des médecins et du personnel soignant me rappelle l’époque de l’accident. Finalement, je me relève de ma chaise, reprenant ma marche, un arrière-goût désagréable dans la bouche.
Mon petit rituel ne dura pas très longtemps, car un homme plutôt jeune, probablement le médecin, s’approche de nous, un sourire compatissant sur le visage. Mais je n’ai pas besoin de quelqu’un de compatissant, j’ai besoin de quelqu’un qui puisse remettre les idées en place à mon âne de grand-père. Il nous fait un geste de la main, désignant une porte fermée non loin. Je jette un œil à Grand-Père, qui m’ignore royalement. Il lève le menton, et s’avance d’un pas assuré. Qu’il s’étouffe dans sa fierté… Je saisis son parapluie noir qu’il a failli oublier à côté de sa chaise. « On ne sait jamais quand il va pleuvoir », qu’il dit tout le temps. Je pense surtout qu’il s’en sert comme d’une canne, trop orgueilleux qu’il est pour se servir d’une vraie canne. Je l’observe donc clopiner jusqu’à la salle de consultation, tenant son bras gauche avec sa main droite. Je pousse un soupir exaspéré sous le regard compatissant du médecin. Mais ce n’est toujours pas de compassion dont j’ai besoin.
Une fois dans la salle de consultation, l’homme nous fait signe de nous installer. Assis de l’autre côté du bureau, un homme probablement plus jeune que moi était déjà installé, nous gratifiant de son sourire le plus amical. Le médecin nous informe que c’est son interne qui allait s’occuper de nous. Tu parles. Si ça se trouve, le vieux bourriquet l’a suffisamment intimidé pour qu’il décide de déléguer généreusement le problème à son interne. Ce ne serait pas le premier à agir ainsi, ni le dernier.
Sur un ton professionnel, le jeune homme aux yeux clairs nous demande le motif de notre visite, tout en nous détaillant. Son regard s’attarde quelques secondes sur ma cicatrice – l’attitude habituelle des gens lors de nos premières rencontres – avant de s’arrêter sur le bras de Grand-Père.
« Je vois que vous ne vous êtes pas raté, monsieur. »Face à la mine boudeuse du vieil homme, il change d’approche en s’adressant directement à moi.
« Comment s’est-il fait cela ? »Je croise les bras, et lance un regard en coin à Grand-Père tout en racontant ses acrobaties.
« Il est monté sur un tabouret pour ranger des livres sur les étagères les plus hautes de notre librairie. Il a perdu l’équilibre et est tombé en arrière. En voulant se réceptionner, son bras n’a pas tenu. Ça a fait un bruit d’enfer. En même temps, qui monte encore sur un tabouret à 76 ans ? Bref, il n’a pas voulu venir à l’hôpital, mais je l’y ai traîné par la peau des fesses. J’imagine que son bras est cassé, et qu’il va devoir se re-po-ser pendant quelque temps, non ? »J’ai bien insisté sur le mot « reposer », avec un sourire moqueur. Le vieil homme tourne la tête vers le mur, la moustache frétillant de dédain, évitant tous les regards. Qui a dit que les enfants étaient les plus bornés ? C’est les vieux, les plus bornés.
Un portrait du grand-père :