Retrouver les habitudes

Fast-food de Bloomsbury ◈ Hiver 2023 ◈ Ft. Ivan Vassili

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Une paire de doigts claqua devant son visage. Leslie sursauta. Ses yeux croisèrent ceux de sa collègue, qui le sermonna gentiment pour qu’il se concentre sur son travail - elle tenait à partir à l’heure. Le balai entre les mains, il hocha la tête, puis reprit son balayage dans la salle. Le service du soir n’avait pas encore commencé, et étonnamment, pour un samedi après-midi, les tables n’étaient pas bondées. Il avait pourtant cru le contraire avec le sale temps qui régnait depuis la matinée, mais visiblement, les londoniens avaient préféré prendre d’assaut le centre-ville de la capitale avec ses centres commerciaux et ses cinémas, plutôt que le campus universitaire.

A dire vrai, s’il n’avait pas eu à travailler, Leslie n’aurait pas mis le pied dehors. Il serait resté dans son studio, même si ce n’était pas le grand luxe, le nez plongé dans ses livres de droit pour préparer ses partiels qui approchaient. Au lieu de ça, il travaillait depuis la matinée, avec sa collègue et une nouvelle recrue, et surtout d’innombrables clients qui redoublaient d’inventivité pour gagner le titre du client le plus casse-pied de l’année. Le gamin qui avait léché la vitre était revenu, encore ; sans parler de l’autre enfant qui faisait à chaque fois un caprice à ses parents pour avoir son supplément cornichons dans son cheeseburger. Une cliente avait aussi insisté pour ne pas avoir un pain brioché mais une baguette sans comprendre que, non, ce n’était pas possible - elle avait fini par faire demi-tour en vitupérant contre Leslie, comme s’il était le responsable indigne de l’enseigne. Avec la pluie, la clientèle avait aussi été bruyante, impatiente, à mettre de l’eau partout avec leurs parapluies détrempés, et le ménage était un enfer.

Un véritable bonheur, et Leslie avait tenté tant bien que mal de prendre du recul. Seulement, à vouloir se détacher pour ne pas s’agacer, il perdait pied.

Il était souvent dans la lune, ces derniers jours. C’était plus fort que lui. Son esprit errait dès qu’il lui en laissait l’occasion, et souvent s’arrachait-il à ses pensées avec un frisson d’horreur tandis que les souvenirs affluaient. Par réflexe, il vérifia la présence de son écharpe orange, qu’il ne quittait plus depuis… l’incident. Même en intérieur, il ne la retirait plus, même s’il avait parfois un peu trop chaud.

Leslie réprima un soupir, puis s’affaira au ménage pour accaparer ses pensées. De toute façon, son service s’achevait d’ici peu, et il pourrait regagner son studio pour étudier. Une boule d’angoisse logeait toutefois dans son ventre ; il avait beau n’être que dix-huit heures, il faisait déjà nuit, et Leslie n’avait pas la moindre envie d’aller à Whitechapel. Il n’avait pas le choix pourtant, s’il souhaitait rentrer chez lui, et mieux valait rentrer à dix-huit heures qu’à une heure du matin, mais tout courage l’abandonnait.

Alors à la fin du service, Leslie salua l’équipe du soir qui les remplaçait, puis il approcha la nouvelle recrue dans la pièce qui faisait office de vestiaire. Le jeune homme sortait quelque peu de l’ordinaire, avec ses tatouages et ses piercings - surtout pour Leslie, habitué au code vestimentaire de la fac de droit - mais il l’avait pris sous son aile pour lui apprendre les rudiments du métier et ainsi le guider.

— Ça va, tu t’habitues au boulot ?

Le sourire aux lèvres, Leslie déposa son tablier dans son casier puis enfila son manteau. Il récupéra aussi son sac.

— Tu as prévu quelque chose, ce soir ? Je me disais qu’on pouvait aller s’installer quelque part ?

Retrouver les habitudes

Fast-food de Bloomsbury ◈ Hiver 2023 ◈ Ft. Ivan Vassili

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Un léger sourire sur les lèvres, Leslie tente de se changer les idées. Discuter avec son collègue ne lui fera pas de mal ; c’est toujours mieux que d’avoir les pieds figés dans le sol à la seule idée de rentrer chez lui à Whitechappel. Peut-être est-ce hypocrite de sa part, de proposer de passer du temps avec Ivan dans son seul intérêt, mais il ne peut pas vraiment y faire grand chose. Lui annoncer la vérité de but en blanc serait étrange, et de toute façon, il n’a guère envie d’en parler. Il préfère oublier la source de ses angoisses, l’enterrer dix pieds sous terre pour ne plus jamais les voir - un rêve naïf, Leslie en a conscience, mais c’est plus fort que lui.

Cela dit, ce n’est pas comme s’il force sa proposition. Il apprécie le jeune homme qui a rejoint l’équipe du fast-food depuis peu - et même s’il est encore en formation, sa présence est un soutien important alors qu’ils étaient en manque d’effectifs il y a peu. Leslie a l’impression que les sessions de travail s’allègent, sans doute parce qu’il n’a plus besoin de courir partout pour assumer les tâches de plusieurs personnes à la fois.

— Flatteur, va.

Pourtant, le compliment fait mouche, comme en témoigne le sourire maintenu de Leslie. Il apprécie toujours de savoir que son travail est estimé à sa juste valeur, ou que l’aide offerte apporte véritablement quelque chose. Au moins, il n’a pas été inutile dans l’apprentissage d’Ivan, bien que ce dernier n’en soit pas non plus à son coup d’essai. En dehors des codes propres à l’enseigne, et des habitudes de travail de l’équipe, il connaissait déjà le déroulement des tâches classiques d’un fast-food - la prise des commandes, la transmission des informations, le fonctionnement de la caisse, le service, puis le ménage… Rien d’exceptionnel dans le fond ; après tout, ce travail n’exige aucune compétence particulière, si ce n’est une bonne capacité d’adaptation et du sang-froid.

Et du sang-froid, il en faut pour affronter la horde d’enfants malpolis qui se pressent à la caisse les caprices dans les cris.

— C’est sympa, merci. Toujours le sourire. Ça me changera de mes révisions. Il noie le poisson, plutôt que d’aborder les réelles raisons qui le poussent à chercher de la compagnie. A ne pas rester seul. Emalyn dit toujours que je passe trop de temps le nez dans mes livres de droit.

La rouquine l’attend parfois au fast-food lorsqu’il travaille l’après-midi. Dès sa débauche à dix-huit heures, ils partent ensemble, rient de bon cœur, puis s’installent à la bibliothèque universitaire ou dans un café du centre-ville pour préparer leurs travaux dirigés. L’approche des partiels n’a guère empêché les enseignants de leur confier des exposés à réaliser en binôme, sans parler de la recherche de stage.

Songeur, Leslie replace correctement son écharpe autour de son cou, de manière à ne laisser apparaître aucun morceau de peau - le geste relève plutôt du toc qu’autre chose. La bibliothèque universitaire n’est pas une option envisageable, et à cette heure-ci, le Starbucks du campus est toujours pris d’assaut.

— Je connais un petit café sympa, à une dizaine de minutes d’ici. C’est plutôt cosy. Il avise un instant Ivan, songeant qu’il n’est peut-être pas l’un de ceux qui apprécient boire tranquillement une boisson chaude dans un bon fauteuil. Ou tu préfères un bar ? Ça ne manque pas, avec le campus à côté.