Perdue dans ses pensées, la distance entre elle et toi te paraît infranchissable. Le poids des ans sur tes jeunes épaules te paraît, soudain, trop lourd à porter. Tu lis dans les yeux de ton aînée les rouages du temps, impartiaux, inexorables, ils découpent méthodiquement l’image de toi que tu lui tends, gauchement. Avec moins d’aise que tu ne l’aimerais, tu déglutis, sans rien ajouter à ce spectacle silencieux. Les yeux venants léchés le pavé, tu constates l’inconfort de ta semblable. La canne visée à sa main, elle chemine cahin-caha vers l’entrée.
Avant ça, elle daigne tout de même t’adresser son attention et répond vaguement à la question que tu lui avais posée, sans y mettre vraiment le cœur, cela dit. Tu ne relèveras pas cette nouvelle brume de mystère que tu lui auras fait jeter. Après tout, tu ne serais pas prêt à lui révéler la nature de tes vicissitudes. Penaud, pourtant bien innocent de tout impair, tu ne peux t’empêcher de nourrir l’impression d’avoir trop parlé. Peut-être vaudrait-il mieux garder pour ta langue, désormais.
Voilà, qu’à nouveau, le regard froid de la vampire te dissèque. L’incompréhension, seule, semble être la source de toute cette bête confusion. Plutôt qu’une réponse grandiloquente et pétrie d’expériences, elle te réserve un trait d’humour assez consensuel. Évidemment que les Anglais sont connus pour avoir colonisé la moitié du monde connu pour des épices qu’ils s’entêtent à ne pas utiliser. L’idée te fait sourire, d’un bien faible éclat. Toujours aussi lentement, Apolline se déhanche jusqu’à l’intérieur, où une place l’attendra auprès de son ombre. Comment s’appelle-t-il, déjà ?
Il te faudrait songer à trouver une place un peu plus éloignée d’elle, mais ayant attendu après chacun de ses pas, tu te retrouves à entrer le dernier dans l’échoppe et de places, il n’en reste plus qu’aux côtés de la légende du BUR. Désappointé, tu l’écoutes échanger en… Français, tu imagines, avec son très cher collègue. L’homme rit, les lèvres closent, puis s’attarde un temps sur toi, au moins aussi surpris que toi de te trouver ici. Sa dulcinée, d’un geste le rabroue, alors qu’il s’éclipse vers une autre conversation. Tu te demandes quelle est réellement la nature de leur relation…
Comme pour tout le reste, tu n’aurais sans doute pas de réponses, à quoi bon s’en soucier ? Les méandres de tes pensées te fatiguent, ce soir. Alors que, défait, tu consens à t’asseoir, là, à la droite de la gourelle. Sans crier gare, elle attaque. Ce qui te blesse le plus, ça n’est pas tout à fait qu’elle le dise, bien que le fond qu’elle puisse relever compte pour beaucoup à tes yeux. C’est davantage l’évidence absolue qui découle de ses paroles, le regard inconséquent, l’ordinaire de la situation, de son point de vue. Aucun vampire n’aurait à regretter des parts de sa vie d’avant ? Qu’est-ce que cela fait de toi, alors ?
Un mauvais vampire ? Elle est peut-être même persuadée que tu fais piètre agent, que tu n’aurais rien à faire là. Tu croules sous les sur-interprétations de sa simple remarque. Le jugement que tu entends concernant ta relative jeunesse te vexe. Pourquoi donc serais-tu jeune !? Trop jeune pour avoir eu accès à une certaine forme de sagesse, qui t’échapperait, jusqu’à présent ? C’est quoi son problème, en fait ? L’indignation se lit sur ton visage, c’est plus fort que toi. Tu n’es pas bon pour dissimuler tes ressentis de ce genre de circonstances.
Lèvres pincées, tu tâches de prendre une inspiration salvatrice, apporter à ton cerveau l’oxygène nécessaire à son bon fonctionnement, plutôt que de lui répondre du tac au tac, sous le coup d’une émotion trop intense. Calmement, tu domptes ton feu intérieur, sans l’éteindre, simplement lui concéder une place. Puis, mesurant tes propos, lui réponds lourdement. « La “jeunesse” ? C’est là votre seul diagnostic ? J’dois dire que je m’attendais à davantage, venant de vous. » Raté, tu essaies de te contenir, mais ton irritation à raison de toi. Ne sachant plus comment tu préférerais, maintenant, jouer les choses, tu lèves le bras pour arracher l’attention d’un serveur et lui commande, très impérieusement, tout un tas de plats.
Hors de question de modifier tes habitudes pour une vieille poularde qui ne sait plus ce qu’elle raconte, tu comptes te venger sur la nourriture, par dépit. Lui prouver par la même occasion que tu n'écouteras pas ses élucubrations d’un autre temps - et te rendre coupable d'âgisme par la même occasion. Satisfait des préparations qui ne devraient plus tarder à recouvrir ton coin de table, tu n’es plus certain de la pertinence de tes dires. Si tu regrettes peut-être un peu de t’être emporté et la violence de tes pensées, tu te consoles dans l’idée que tu vas peut-être enfin distinguer une saveur d’avant, cette fois-ci.
Tu t’es déjà suffisamment rendu malade, au point, en régurgitant tes tentatives de retrouver un peu de ces saveurs d’antan. C’est au moins ce dont tu te convaincs, sans grande réussite.