17 septembre 1994Sorcha joue, ce soir. Son premier concert vrai concert. Blair colle l’article sur la seconde page de son carnet. Elle ne rentrera pas avant la semaine prochaine à la maison. Sa main tremble. Il ne peut pas l’attendre. Il ne supportera pas une minute plus dans cet endroit.
Désolé, So’. Pardonne-moi.Il marque la date au stylo argenté, laisse sécher l’encre alors qu’il rassemble quelques affaires dans son sac à dos, vole l’un des pulls de sa sœur qui porte son odeur pour l’enfiler et se donner du courage. Il ne peut pas rester. Ses parents ne veulent pas de son masque et voudront encore moins le réel lui. Il n’a jamais été à la hauteur pour eux.
Il n’y a que Sorcha qui l’aime vraiment et Blair espère qu’elle le pardonnera.
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25 décembre 1994— Tu es sûr de ne pas vouloir rentrer ?
Sorcha a le regard inquiet, alors que Blair se renfrogne. Il espérait qu’elle ne le retrouve pas, qu’elle vive sa vie sans se soucier de son incapable de jumeau. Il est un boulet qu’elle se traîne depuis leur naissance. Il continuera à la traîner par le bas s’il se laisse amadouer.
Puis, rentrer à Glasgow, pourquoi faire ? Il n’y a plus rien qui l’attend, là-bas. Juste de la pitié et du mépris. Autant brûler sa vie dans les bas-quartiers, à bosser pour un salaire de misère. Il n’y a pas vraiment de meilleur endroit pour un raté comme lui.
— Laisse-moi tranquille, je te dis.
— Est-ce que tu as au moins un toit sur ta tête ? De quoi manger ?
— C’est pas tes oignons. Tu devrais plutôt aller te préparer. T’as un concert ce soir, non ?
Dans sa poche, l’article qui parle du dit-concert semble lui brûler la peau. Il aurait aimé y aller. Il aurait aimé voir sa sœur jouer ; elle paraît briller comme le soleil lorsqu’elle a un instrument entre les mains. Mais il craint qu’elle arrête sa carrière pour le ramener dans ce qu’elle pense être le droit chemin. Elle ne devrait pas être là. Elle devrait être en train de réviser son instrument, préparer sa tenue, ou tous les trucs qu’elle est censée faire avant un concert. Pas boire un café tiède dans un bar miteux, à s’inquiéter pour lui.
— Joyeux Noël, So’. Et merde pour ce soir.
Et il fuit avant que Sorcha n’essaye de le retenir, et il fuit l’enfant prodige de la famille qui a mieux à faire que de traîner avec lui. N’a-t-elle donc pas encore compris qu’il ne sert à rien, qu’il n’a aucun avenir, contrairement à elle ?
Espèce d’imbécile.❈
26 mars 1996Blair tient l’article dans son poing pour faire face à sa sœur, le regard fiévreux. Elle a annulé sa participation à un concert à l’étranger à cause de lui, parce qu’elle a appris qu’il était malade. Comment a-t-elle pu… ? Il peut voir son regard horrifié alors qu’elle observe la chambre de bonne sous les combles qu’il loue. À mille lieux de tout ce qu’elle connaît. À mille lieux du confort dans lequel ils ont grandi. Il peut presque sentir sa pitié et sa colère lui gratte la gorge. Elle n’a aucun droit de le juger, pas alors qu’elle vient de jeter sa carrière aux orties pour lui.
— Qu’est-ce que t’fous là ?
— Blair, tu devrais te rallonger, tu tiens à peine…
— Je t’ai posé une question !
Sa colère lui échappe et frappe Sorcha de plein fouet. Elle écarquille les yeux, surprise ; jamais il n’a levé la voix contre elle.
— Tu es malade. Comment j’aurais pu te laisser seul ?
— T’es pas notre mère, So’. D’ailleurs, Mère a jamais veillé sur moi quand j’étais malade. J’étais pas un putain d’enfant adorable comme toi. Pourquoi t’es toujours dans mes pattes ?! Pourquoi tu peux pas remballer ta putain de pitié et la garder pour toi ?
Blair sait qu’il est injuste, qu’il regrettera chaque mot qu’il balance à Sorcha comme des grenades. Mais elle doit partir. Il refuse qu’elle sombre avec lui. Est-ce que c’est si difficile à comprendre ? Plus elle s’implique dans sa vie, moins elle a de temps pour la sienne.
— Arrête tes bêtises. Tu as de la fièvre, tu ne penses pas ce que tu dis.
Elle s’approche, tend la main en direction de son front. Blair ne veut pas de son aide, il refuse sa pitié qui l’étouffe ; il repousse d’une claque la main de sa sœur.
— Ne me touche pas !
Le silence qui suit est étouffant, alors que Sorcha ramène sa main contre elle, des larmes de douleur dans les yeux. Blair n’a pas mesuré sa force. Il a frappé ce qui est le plus précieux pour sa sœur. Sans ses mains, elle n’est plus rien.
— Sorcha, je…
— Ça va, j’ai compris.
Le ton sec, la colère et la déception dans les yeux de la musicienne ; Blair sait qu’il a dépassé les bornes. Il n’essaye pas de la retenir alors qu’elle se détourne de lui, comme il espérait qu’elle le fasse depuis des mois. Mais pas comme ça, pas par sa faute, pas parce qu’il l’a blessée ; ses excuses meurent dans sa gorge alors que Sorcha atteint le palier.
— Adieu, petit frère.
La porte de l’appartement se referme sur un pan entier de sa vie, comme une gifle pour le réveiller.
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16 Juillet 1996Sorcha est à New York pour un concert ; Blair reconnaît deux anciens porte-clés de son ancienne meute à ses côtés sur la photo de l’article, alors qu’il le colle dans son carnet, sous les yeux du vampire qui semble totalement incohérent avec le décor. Sa chambre de bonne, bien que Blair la tienne propre, n’est pas vraiment du grand luxe, ce que semble exsuder l’agent du BUR.
— Bonsoir. Je suis Darcy Payne, ton nouveau tuteur.
— Qu’est-il arrivé à Monsieur Spencer ?
Blair lève à peine la tête vers l’agent, finissant soigneusement d’arranger la page de son carnet pour éviter que la colle ne l’abîme. Il n’a de toute façon pas grand-chose à faire de l’agent du BUR. Lui ou un autre, c’est du pareil au même.
— La retraite.
Une réponse simple, sur un ton amusé. Blair grince des dents, alors qu’il range son carnet ; il a l’impression que le vampire se fiche de sa tête. Il préférait autant Spencer. Certes, l’homme a fait le strict minimum parce qu’il était vieux, mais au moins, il lui parlait sans pitié ou moquerie. Et il était un humain. Blair ne sait pas vraiment comment se comporter avec le vampire, dont la simple présence le met sur les nerfs.
Blair se fige lorsqu’il aperçoit le vampire s’approcher des fiches de révision pour les A-levels qu’il a suspendues sur une cordelette au plafond, pour les avoir toujours à portée de main. Il se lève et se place devant, le regard noir, défiant son nouveau tuteur d’aller plus loin.
— Je ne m’attendais pas à ça.
— Si je vous déçois, vous pouvez toujours me refiler à un de vos collègues.
Le vampire esquisse un sourire étrange, avant de reculer lentement, comme pour lui laisser de l’espace. S’est-il aperçu qu’il le mettait mal à l’aise ? Blair n’arrive pas à le déchiffrer. Bon sang, pourquoi Spencer devait-il partir à la retraite ?
— … Je n’ai pas dit que tu me décevais.
— Vous êtes étrange, pour un moustique.
L’insulte. Attaquer, toujours, se cacher derrière un masque pour se protéger, mais Blair a la désagréable impression que cela ne marche pas sur le vampire, qu’il voit tout de même à travers son masque.
— Et toi, tu aboies plus que tu ne mords. Si tu as besoin de livres pour étudier, appelle-moi, je te les fournirais volontiers. Et je reviens te voir la semaine prochaine !
Le vampire lui adresse un nouveau sourire, avant de lui mettre de force une carte de visite entre les mains et de repartir comme il est venu, en chantonnant.
Blair se demande ce qu’il a fait pour mériter ça.
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19 novembre 1996Blair n’est pas certain d’avoir bien entendu ce que Payne vient de lui annoncer, avec un immense sourire et une fierté à en faire mal aux yeux.
— Ne me remercie pas, surtout.
Le vampire a réussi à négocier qu’il passe désormais ses nuits de pleine lune avec la meute de Stoney. Même Spencer n’a jamais réussi ; a-t-il même essayé ?
— Pourquoi ?
— Tes études. Ça sera moins éprouvant pour toi si tu passes tes pleines lunes avec une meute. Alors essaye de ne pas saboter cette chance.
Blair jette un coup d’œil sur les cours qu’il révise. Il y a encore quelques mois, l’idée même de reprendre ses études lui aurait paru risible. Pour Spencer, il était sans doute un cas perdu ; Payne a vu ses efforts et a décidé de les récompenser.
Blair est un idiot. Il n’aurait jamais dû arrêter en premier lieu. Sorcha avait raison.
— … Vous n’étiez pas obligée d’en arriver là.
— C’est mon travail. Et tu n’es pas aussi irrécupérable que tu veux bien le faire croire.
Blair comprend ce que sous-entend le vampire. Il a beau avoir passé deux ans dans les bas-fonds de Londres, il est né loup-garou, il est jeune, et il n’a commis aucun crime dans sa meute de naissance. Il est parti parce qu’il ne s’y sentait pas à sa place, parce que ses parents ont fracassé ses efforts et qu’il n’avait pas la force de se créer un autre masque pour pouvoir rester.
Et après deux ans de galère, il fait ce qui est en son pouvoir pour reprendre ses études.
— Au fait, il y a une membre de la meute de Stoney qui veut devenir prof, tu pourrais aller la voir pour qu’elle s’entraîne !
— Allez au diable, M. Payne !
Blair grogne, mais récupère quand même le numéro de téléphone que lui tend le vampire hilare. Il n’a jamais envisagé de remettre les pieds dans une meute, malgré les conséquences, effrayé de devoir remettre un masque pour s’y faire une place.
Peut-être devrait-il essayer. Il n’a rien à perdre à prouver sa valeur, n’est-ce pas ?
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Juin 2000— Alors comme ça, c’est la dernière fois que nous nous voyons.
Payne a une certaine fierté dans le regard, alors que Blair empaquette ses affaires. Le chemin parcourut en quelques années l’effraie presque ; seul son diplôme de comptabilité du King’s College de Londres lui rappelle qu’il ne rêve pas, que son travail a payé.
— Je ne pense pas. Je compte bien rentrer au BUR après ma licence. Vous ne vous débarrasserez pas de moi aussi facilement.
Sans l’aide du BUR, Blair n’est pas certain qu’il en serait là, à nouveau accepté dans une meute, un diplôme en poche et un avenir à saisir. Alors essayer d’y rentrer lui semble être un but honorable ; le couple d’Alpha qui l’a accepté dans leur meute l’a encouragé à poursuivre cette voie.
— Pour être honnête, je m’attendais à t’avoir encore à charge pendant plusieurs années. Tu n’es pas le loup le plus sociable que je connaisse.
Blair préfère ignorer la question qui se cache sous la constatation de son tuteur pour finir de scotcher ses cartons.
— Tu veux que je t’aide à les descendre ?
— Non, pas besoin. Rudy vient me donner un coup de main, vous en faites pas.
Devant le regard perplexe du vampire, Blair soupire, avant d’expliciter :
— La membre de la meute qui veut devenir professeure. C’est grâce à elle si j’ai été accepté aussi vite.
Un air de compréhension passe sur le visage de Payne, qui sourit ensuite de tous ses crocs. Blair lève les yeux au ciel, conscient de ce qui arrive. Son tuteur ne manque jamais une occasion de l’embêter.
— Oh.
Oh. Rassure-moi, je serais invité au mariage ?
Blair rougit sans le vouloir. Il y a encore quelques mois, il aurait levé les yeux au ciel d'agacement, mais Rudy et lui se sont rapprochés depuis, lorsqu'il a eu le cœur réduit en miettes par une autre. Sous le regard goguenard du vampire, il détourne les yeux et, pour garder la face, rétorque :
— Ça dépend. Vous le payez ?
Payne le fixe quelques secondes en silence, surpris, avant d’éclater de rire. Blair esquisse un sourire, avant de s’assoir sur le matelas désormais nu ; le vampire se calme, avant de le saluer.
— Fais attention à toi et bon vent. J’ai hâte de te revoir au BUR !
Ce n’est qu’un au-revoir, mais Blair se surprend à déjà regretter de ne plus voir Payne aussi souvent.
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16 août 2002Pour être honnête, Blair n’est même pas sûr que sa sœur veuille bien le voir. Ses doigts froissent le morceau de papier où est inscrit le numéro de téléphone de sa sœur, qu’il a réussi à obtenir par ses parents. Il n’a pas oublié ce qu’ils lui ont fait, mais il leur a pardonné. Il a repris contact avec eux depuis peu ; il n’espère pas vraiment recréer du lien, mais ils étaient sa seule solution pour pouvoir parler à Sorcha.
Rudy enserre sa main de la sienne en silence et l’encourage d’un baiser sur la tempe. Au pire, que risque-t-il ? Il a déjà perdu sa sœur à cause de sa propre bêtise. Cela fait bien longtemps qu’il a accepté sa culpabilité et ses regrets. Blair compose le numéro, entrelaçant les doigts de sa main libre avec ceux de sa fiancée alors que ses yeux se ferment. Il ne prête pas l’oreille aux doutes qu’il assaille, alors que la tonalité d’appel cesse soudain de retentir ; Sorcha a décroché.
— Bonsoir, So’. Ça fait longtemps.
Un instant de silence, avant qu’une voix pleine d’espoir ne retentisse dans le combiné.
— … Blair ?
Rudy efface d’un geste du pouce les larmes qui coulent sur les joues de Blair. Il y a un trou qui vient de se rouvrir dans son cœur. Putain, qu’est-ce que le simple son de la voix de Sorcha lui a manqué. Elle n’a même pas l’air en colère. Il ne mérite pas d’avoir une sœur pareille, franchement.
— Tu veux bien être mon témoin de mariage ?
Blair rit à travers ses larmes alors qu’en face, seul un autre silence choqué lui répond. Il imagine sans peine la tête de Sorcha et il peut presque entendre les rouages de son cerveau tourner alors qu’elle assimile la nouvelle – et le fait qu’il rit. Elle ne l’a presque jamais entendu rire lorsqu’ils étaient encore jeunes. Il ne se sentait pas assez en sécurité.
— Espèce de, de… Scolopendre, tiens ! J’ai pas de nouvelles de toi pendant des années et tu reviens la bouche en cœur ?! T’espères que je te tiendrais pas rigueur de tes bêtises ? Hé bah, t’as raison ! Rhaaaa, tu m’énerves, si tu savais !
Blair l’entend renifler sans aucune grâce et il ne peut pas dire qu’il est dans un meilleur état. Il a envie de la revoir si fort, de la serrer dans ses bras et de lui dire qu’il va bien, qu’il est enfin heureux. Il a envie de lui présenter Rudy et même Payne, pendant qu’il y est.
Et les mots qu’il a retenus pendant des années sortent enfin.
— Je te demande pardon, pour ce que j’ai dit et fait, ce soir-là.
— … Tu me pardonnes pour t’avoir abandonné alors que tu avais besoin de quelqu’un ?
La voix de Sorcha est frêle, comme prête à se briser. Elle a dû être envahie par la culpabilité pendant si longtemps. Blair se pince les lèvres, conscient de son rôle dans cette affaire, avant de soupirer.
— Comme si je t’en avais voulu en premier lieu, idiote.
— Alors t’as ta réponse, crétin.
Il y a un poids en moins sur le cœur de Blair et, alors qu’il échange un regard avec Rudy, se dit qu’il ne pourrait pas être plus heureux.
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2003— Je dois m’attendre à t’avoir à nouveau sous ma tutelle ? Avec Rudy ?
Payne a le regard inquiet, derrière son masque snob de vampire. Blair le côtoie depuis assez longtemps pour lire derrière les lignes, surtout au vu de la situation actuelle. L’Alpha de sa meute a changé, et ce n’est pas pour le mieux. Le BUR risque d’avoir du boulot supplémentaire dans les années à venir.
L’idée de se battre l’a effleuré, Blair ne peut pas le nier. Mais il n’a jamais été fait pour être Alpha. Même s’il veut bien faire et dans le cas peu probable où il réussisse, ce serait mener la meute de Charybde en Scylla. Il a surtout des chances d’y passer et, étonnamment, il tient à la vie.
— Je ne fuirai pas, cette fois. Rudy ne supporterait pas d’être une Solitaire et puis… Il y a tous les louveteaux. Je ne m’imagine pas les laisser derrière. Quelqu’un doit bien les protéger.
Peut-être sa plus grande raison pour ne pas prendre le risque de défier l’Alpha, après Rudy. Il s’est attaché à ces jeunes loups-garous, parfois pas bien plus malin que lui à leur âge. Il ne peut pas simplement leur tourner le dos. Il a des responsabilités, contrairement à la fois où il a fugué.
Et Payne semble le comprendre, puisqu’il se contente d’un sourire à la fois fier et triste.
— L’enfant perdu a bien grandi.
Blair lui rend son sourire, avant de se lever en laissant l’argent pour son thé sur la table. Il ne peut pas rester trop longtemps dehors après le travail, maintenant. Il espère que Payne comprend.
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Novembre 2005 – Faire-part encadré par Sorcha
« Le 31 août 2005, notre famille s’est agrandie avec la naissance de Moira et Neil. Les bébés comme la maman se portent bien.
P.S : Pas de visites surprises autorisées, Sorcha, préviens avant de passer, ou je noircis les blanches et rondes sur tes partitions. »
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Fin août 2019 — Mes condoléances.
Blair ne tressaille même pas à la voix de Payne dans son dos. Il est resté après l’inhumation pour une bonne raison. Il savait que le vampire ne se sentirait pas le bienvenu pendant la cérémonie, mais il voulait quand même le voir. Il sait combien des mots retenus pendant des mois, des années peuvent être douloureux. Il ne laissera plus le silence et la culpabilité s’installer entre ses proches et lui. Il a déjà perdu trop de monde pour ça.
— Merci d’être venu.
— Blair…
Le loup-garou se retourne pour faire face au vampire, qui a clairement l’air d’avoir passé la pire semaine de sa vie. Le chagrin lui serre la gorge ; il n’a même pas la force d’être en colère et puis, elle serait bien mal dirigée. Ce n’est pas à cause de Payne que les cages de Rudy et Neil n’ont pas été fermées. Le véritable responsable est l’Alpha de la meute, pas l’agent du BUR qui n’a fait que son travail, aussi crève-cœur soit-il.
— Ce n’est pas ta faute. Rudy et Neil n’auraient pas supporté le fait de blesser ou tuer des innocents. Tu sais aussi bien que moi que tu n’avais pas le choix. Tu n’es pas responsable de ce qui s’est passé ce soir-là.
— Ça ne rend pas ça plus facile.
Payne s’approche de la tombe pour y déposer une gerbe de fleurs ; sa colère transparaît dans ses traits plus durs qu’à l’ordinaire.
— Ta fille et toi ne devriez pas rester là-bas. Pas après ça.
Blair le sait. Surtout pour Moira. Il ne supportera pas de la perdre, après sa mère et son frère. Autant qu’elle soit en sécurité loin de la meute, même si cela lui tord le cœur.
— Ma sœur a pris Moira avec elle. Mes parents ont accepté. Ils ont leurs défauts, mais elle reste leur petite-fille. Je ne peux cependant pas abandonner ma meute une fois de plus, Payne. Ils ont besoin de moi. J’ai fait une promesse en l’intégrant. À Rudy, en particulier. Je ne fuirais pas.
Cette promesse est tout ce qui lui reste avec Moira pour se lever le matin, pour ne pas juste se laisser crever dans un coin maintenant que Rudy n’est plus là, que Neil est parti avant lui. Les enfants ne devraient jamais partir avant leurs parents.
Il y a de la désapprobation sur le visage de son ancien tuteur, qui disparaît cependant assez vite. Payne sait qu’il n’arrivera pas à le faire changer d’avis. Ce dernier se contente de soupire alors qu’il se redresse, et de lui serrer l’épaule en signe de soutien.
— Si jamais tu as besoin de mon aide pour quoi que ce soit, demande.
Blair sait qu’il n’en fera rien. Payne mérite d’être laissé en paix, après ça.
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Septembre 2023— Je dois dire, je ne m’attendais pas à te revoir. Comment va ta fille ? Et la meute ?
Blair esquisse un sourire fatigué à Payne, qui squatte son bureau comme si cela ne faisait pas quatre ans qu’il n’y avait plus mis les pieds. Il a beau être celui qui lui a demandé s’ils pouvaient se voir, il ne pensait pas que cela serait douloureux. Il y a un pincement au cœur qui ne veut pas partir, alors que Blair a l’impression que c’était hier encore que le vampire se pointait pour dire bonjour à n’importe quelle heure.
Il n’était plus venu depuis les funérailles de Rudy et Neil.
— Moira est revenue à la maison lorsque Yasmin a pris la place d’Alpha. Les choses s’améliorent, petit à petit.
Blair ne ment pas ; les cernes de moins en moins présentes sous ses yeux aussi. Il n’en veut pas à Yasmin d’avoir mis tant de temps à agir. Au moins, sa fille a pu rentrer auprès de lui. C’est tout ce qui lui importe. Enfin, tout ce qui lui importait, jusqu’à il y a quelques jours.
— Tu ne m’as pas demandé de venir seulement pour une visite de courtoisie, n’est-ce pas ?
Payne n’est visiblement pas dupe et Blair soupire, fatigué. À croire que les ennuis ne peuvent jamais le lâcher.
— Je ne savais pas vers qui me tourner, admet-il.
Le loup-garou sort une chemise cartonnée d’un tiroir de son bureau, avant de la tendre au vampire. Une vieille connaissance lui est tombée dessus, comme des révélations qu’il aurait préféré ne pas entendre. Il en a fait des conneries, étant jeune, mais celle-là est clairement celle qui lui a laissé le plus de regrets.
Toujours se méfier des gens plus âgés qui vous disent que vous êtes mature pour votre âge, d’autant plus s’ils sont en couple. Blair a bien retenu la leçon, même si elle ne s’applique plus tant à lui.
— … Je me souviens de cette femme et de l’état dans lequel elle t’a laissé. Visiblement, t’étais obligé de lui laisser aussi un souvenir.
Le sarcasme amusé de Payne fait grogner Blair. Il aurait clairement préféré ne pas laisser un gosse en souvenir à celle qui a joué avec son cœur de jeune adulte, surtout sans être au courant. Il a fallu vingt-sept longues années pour que cette femme daigne lui dire la vérité.
Visiblement, Payne est tout aussi perplexe que lui au premier abord.
— Je ne vois pas ce qu’elle te veut. Tu as certes 27 ans de soutien financier de retard, mais le gamin est majeur. Quoi qu’il arrive, elle ne touchera rien. Alors pourquoi maintenant ?
Malheureusement, Blair a eu le droit à la discussion directe et les mots que son premier amour lui a craché au visage lui échappent.
— « Je ne veux pas que ce demi-cabot vienne encore chercher de l’affection auprès de moi et puis, tu as perdu un fils, non ? Il pourrait le remplacer ».
— Charmante.
Le ton de Payne contredit le sens premier du mot, mais ce n’est pas Blair qui le lui reprochera. Il a bien failli se mettre en colère en public, ce qui ne lui est pas arrivé depuis très longtemps. Il y a peu de gens qui peuvent réellement le mettre sur les nerfs, en même temps.
— Tu voulais mon avis sur la question, n’est-ce pas ?
Payne soupire et bascule la tête en arrière, réfléchissant quelques secondes avant de donner sa réponse.
— Tu n'as qu'un prénom, Jason, et une vieille photo, à croire qu'elle voulait juste rajouter à ta souffrance en apprenant la mort de Neil. Je te conseille de te faire suivre par un psy le temps que tu te fasses à l'idée, mais ne te prends pas trop la tête avec ça. Il est peu probable que tu le retrouves, tu sais.
Blair acquiesce doucement, alors que son anxiété s’apaise un peu. Malgré les années, les conseils de Payne sont toujours aussi pertinents et réconfortants.
— Merci, Payne.
— Ne mets pas quatre autres années avant de m’inviter à nouveau, se contente de lui répondre le vampire en lui rendant le dossier.
— N’évite plus mon bureau, ça serait déjà plus simple.
— Il n’est pas sur mon trajet !
Blair laisse échapper un nouveau soupir, amusé cette fois. La situation est peut-être épineuse, mais ce n’est rien qu’il ne peut affronter, surtout si Payne arrête de le fuir – par culpabilité ou par respect pour son deuil, Blair n’est pas certain de la réponse – et que pour une fois, ce n’est pas une si mauvaise chose.
Son regard parcourt une dernière fois le dossier et la photo du jeune homme qui est son fils. Un humain. Rudy aurait hurlé de rire si elle avait été encore là pour l’apprendre.
… Sorcha n’a pas fini de le chambrer et Blair gémit par avance à l’idée.
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