La bise glacée de ses phalanges aurait été plus agréable sur ta joue. S’il y a bien une sensation que tu exerces en ce monde, c’est le sentiment désagréable d’avoir déçu quelqu’un que tu chéris. De l’avoir déçu, lui. Les plus pures intentions, la plus tendre affection ne te garde pas de faux pas, il faut croire. Inconsciemment, tu raffermis ton étreinte sur le pauvre enfant, victime de la situation, perchée dans tes bras. Tu n’as pas le cœur à la faire marcher et, pour l’heure, elle ne semble pas s’en plaindre.
Sur le chemin qui mène à l’établissement, tu ressasses en boucle la suite d’événements. Comment en êtes-vous arrivés là ? Tu n’as pas la légèreté oisive de d’habitude vis-à-vis de la situation. Il faut dire que le regard ombrageux et l’amertume des propos de Cal te renseignent sur le sérieux avec lequel il te faut aborder cette histoire. Se pourrait-il que, du haut de ton grand âge, tu demeures adolescent pour les choses de l’amour ? Si tu dois, à ton tour, te questionner sur les raisons de ton comportement, où atterris-tu ?
Tu cherchais maladroitement à l’impressionner. Tu souhaitais, à toi seul, d’un coup de baguette magique, résoudre une partie de ses problèmes. Il n’avait pas demandé ton aide, pas sur cette question, pas dans cette mesure. Un problème de proportionnalité, alors ? S’engouffrer dans un appartement envahi de bestioles ne t’étais pas apparu comme un risque mortel, en tant que tel. Tu trouvais l’affaire plutôt grotesque, ça ne voulait pas dire grand-chose pour toi, mais pourquoi ?
Tout simplement parce que tu ne fais pas grand cas de ta propre existence, Meryl. Cela fait bien longtemps que tu arpentes cette Terre. Tu as foulé un bon moment son sol, sans but. Compter pour quelqu’un, tu ne sais plus ce que cela peut vouloir dire. Tu as tout fait pour ne dépendre de personne, pour ne t’attacher à personne, pas pour de vrai. Tu as réussi, dans une certaine mesure. Il n’y a bien que Meredith qui ait percé ton armure… Une inspectrice admirable. Vraiment ? Si ça n’avait pas été pour le soleil tiède qui lui servait de mari, aurais-tu daigné la laisser t’approcher ? Lui, la lumière faite homme, un sourire fade qui irradie de mille malices, un rire - rare - et infiniment précieux qui retentit lorsqu’elle lui glisse une blague qu’il est le seul à comprendre.
Es-tu tombé amoureux de lui ou de leur amour ? L’objet de tes tourments est toujours bien présent. Même à distance, une pensée vers lui embrase ton corps. Pressé contre toi, tu perds toute consistance. Indolent, liquéfié, tu voudrais t’abandonner à ce goût de paradis perdu et, jusqu’à la fin, te baigner dans cette infinie béatitude. Non. Tu es bel et bien tombé amoureux de Cal Lawrence.
En terrasse de cette boulangerie, tu as laissé Chloé te guider. Tu fumes une clope, nonchalamment installé à une table, les jambes croisées. Ton mal-être s'appesantit sur ton estomac, en rocher de Sisyphe, il n’y a qu’une conversation avec le principal intéressé qui saura te soulager de ton fardeau. Tu trépignes du pied, impatiemment. Ton esprit nébuleux peine à formuler une pensée cohérente, des excuses dignes, la culpabilité ne te sied pas, tu n’es pas fait pour te tenir de ce côté de la barrière.
Le regard vissé sur la petite, tu ne le vois pas arriver. Lorsqu’il s’installe, tu manques de bondir de ton siège. Naturellement, il salue sa fille et lui sourit faiblement. Il t’a l’air mieux disposé qu’auparavant. Si l’idée de le retenir tout à l’heure t’avais traversé l’esprit, c’eût été pour le mieux que tu t’abstiennes. Aussi avilissant que ce soit de le laisser seul aux remous de ses sentiments, c’était pour le mieux, semblerait-il.
« Je suis désolé, je n’aurais pas dû hausser le ton. » Comme tout à l’heure, il parle le premier. Te prendra-t-il toujours de court ? Penaud, ton regard peine à soutenir celui du présentateur. Les lunes voilées qui te servent d’iris se préfèrent tournées vers d’autres horizons que les siens. Dieu sait que ça n’est pourtant que sous ces globes-là que tu te veux briller. Inconsciemment, tu lui tends une lippe misérable. Comment peut-il s’excuser le premier, n’est-il pas celui des deux que la colère avait consumé ?
Pourtant, les mots sont parfaitement maîtrisés. Il ne s’excuse que de la forme et ne renie en rien le fond. Comment lui en vouloir ? Ce n’est pas comme s’il était en tort. Après un coup d'œil désapprobateur vis-à-vis de la mort en tube qu’il attache à sa main, tu recraches la fumée de tes poumons. Un nuage nauséabond s’élève au-dessus de votre tablée. Tu tends une main hagarde vers le grand blond, glissé contre le plateau en bois. Il craint, une fois de plus, pour ta santé.
Assassiné par une attitude aussi mature, tu t’étends, dans le même mouvement que celui de ta main, sur la table. Le bout de tes doigts vient rencontrer son torse. Une fois le contact établi, tu te crispes, puis abandonnes, laisses ta main se ramollir, amorphe. Tu râles lamentablement, grommelles, peste même, dans cette obscurité factice dans laquelle tu t'abîmes. « … Je vais bien… » Comment faudrait-il le lui dire ?.. La honte est un obstacle difficile à surmonter, plus que tu ne l’avais imaginé. Lentement, tu te redresses et t'installe proprement sur ta chaise.
C’est pourtant évident. « Je t’en pris.. Je ne mérite pas tes excuses.. » Ton regard, qui s’était rapproché de lui, se détourne en direction de Chloé. « Elle, oui. À la rigueur. Et ça ne serait pas à moi de te le dire. » Ta mine se renfrogne. C’est visiblement coûteux pour toi de t’exprimer. « C’est moi qui te présente mes excuses, Cal. » Tu affrontes le mâle en face. « J’ai voulu bien faire et… Et j’ai pas réfléchi… Ça n’est pas une excuse, j’en ai bien conscience. » Tu commences à t’embrouiller, tu le sens, tu vas t’épandre en explications désastreuses, si tu te laisses faire. Ton capharnaüm interne, il est certain qu’il se lit sur ton visage. Tu passes une main sur ta face, comme pour te débarrasser de pensées parasites et reprends, après avoir soupiré un peu.
« Je n’ai pas l’habitude qu’on s’en fasse pour moi ! » Tu accuses une pause, un rire mal à l’aise et pourtant, bizarrement sonore. Un regard en côté, tu souffles : « C’est vrai que si ça avait été toi à ma place, ça ne m’aurait pas plu… C’est ça de compter pour quelqu’un ? » Tu relèves sur lui ton regard le plus tourmenté, tu es désolé jusqu’au fond de tes pupilles. La gorge serrée, tu ajoutes, non sans devoir te la racler brièvement. « Ma proposition tient toujours.. Si tu as besoin, je peux te laisser mon appartement pour la durée de ta convenance. Je veux juste être sûr que vous soyez confortablement installés, tous les deux. » Nouveau regard vers Chloé, retour au nœud de tes désespérances. « Si tu n’y veux pas de moi, c’est entièrement possible ! J’ai plusieurs collègues qui pourraient m'héberger au pied levé. » Tu mens, mais trop bien que ça ne se lise pas sur tes traits ou dans ta voix.
Qui voudrait accueillir un gus qui se traîne la réputation que tu te coltines ? Tess, peut-être.. Sur un coup de chance.